J-5557

En fait, c’est tout ce que je sais. Le vrai début de la première grande phase est flou. Je pourrais peut-être trouver le nombre exact en fouillant vraiment, mais dans quoi? Mes propres documents n’ont pas l’exactitude nécessaire. Ceux des autres sont sans doute perdus. Je ne sais pas.

Toujours est-il qu’un jour, une nuit de janvier, dans cette maison suspecte que nous louions à l’époque, je dormais d’un sommeil normal (autant que je sache). Soudain, je me réveillai brutalement dans le noir, avec une douleur aiguë sous l’aisselle gauche. J’avais l’habitude des « douleurs interstitielles » dans la poitrine, depuis l’adolescence. C’était tout à fait autre chose. La douleur était localisée, mais exceptionnellement vive. Il m’était impossible de trouver une position permettant de l’atténuer, impossible de retrouver le sommeil.

Je n’étais pas particulièrement paniqué, juste inquiet de cette irruption brutale sans raison d’un symptôme inconnu et violent. Je me souviens vaguement d’avoir attendu, longtemps, que le jour bleu se lève.

Le matin, la douleur ne passant pas, j’allai voir le docteur D., notre généraliste. Son diagnostic — pleurésie? infection pulmonaire (malgré l’absence d’autres symptômes et le fait qu’elle semblait échapper aux moyens de détection ordinaires)? — fut peu convaincant, mais à l’époque, je n’étais pas conscient de la facilité déconcertante avec laquelle la médecine pouvait se tromper. Je pris son ordonnance d’anti-inflammatoires et d’antibiotiques — ces derniers « au cas où » — sans trop réfléchir et commençai à prendre les pilules immédiatement. Après un peu plus d’une semaine, il me fallut me rendre à l’évidence : les médicaments n’avaient fait aucune différence. La douleur était toujours là (même atténuée par la chimie) et j’avais maintenant divers autres symptômes, un état général de malaise. Le docteur D. m’envoya alors à l’hôpital pour une radiographie des poumons, qui ne montra rien de concluant.

On en était à ce stade d’interrogation lorsque, en ce jour du début du mois de février, la machine s’emballa. Je ne me souviens pas de ce que j’avais pu ressentir avant d’aller me coucher ce soir-là et je n’en ai pas de trace. Mais je dormais. C’était une nuit d’hiver, froide, et on avait annoncé de la neige, même si nous ne prêtions pas beaucoup d’attention aux prévisions météorologiques à l’époque. (Cela changerait bien vite, par la force des choses.)

Brusquement, quelques heures à peine après m’être endormi, je fus réveillé par de violentes brûlures dans l’intestin, de bruyants gargouillis sous les côtes du côté gauche et une violente douleur dans la poitrine du côté gauche. J’étais dégoulinant de sueur et je me sentis tout de suite proche de l’évanouissement. La violence des symptômes, le caractère incontrôlé des réactions de mon corps, la nuit, le froid se combinèrent pour me faire immédiatement craindre le pire. Je réveillai C. et lui annonçai tout de go qu’il fallait que nous nous rendions immédiatement à l’hôpital.

C’était une réaction un peu absurde. Si, comme je le craignais, il s’agissait d’un problème cardiaque, le recours à une ambulance s’imposait. Mais nous étions tous deux encore très naïfs à l’époque et nous nous disions que, comme le poste d’ambulance le plus proche était, à notre connaissance, quand même distant de plusieurs kilomètres, que nous ne savions pas vraiment comment le joindre (le système du 911 n’était pas encore en place à l’époque) et que les conditions atmosphériques étaient, comme nous le constatâmes d’un simple coup d’œil à travers les rideaux, déjà exécrables, nous perdrions moins de temps en choisissant de partir nous-mêmes immédiatement en voiture pour l’hôpital le plus proche, qui se situait à une distance d’environ soixante-dix kilomètres.

Je me souviens encore très bien des efforts considérables que je fis pour me lever, m’habiller et descendre l’escalier, en m’appuyant au bras de C., dans cet état incompréhensible que je n’arrivais pas à expliquer et qui me faisait craindre le pire. J’étais plié en deux, la main droite sur la gauche de la poitrine, comme si la main pouvait faire quoi que ce soit, retenir un muscle, sentir un battement régulier, le moindre signe d’un retour à la normale, me protéger du froid, mesurer l’abondance de la sueur, localiser la source de ce mal qui, de ce point sous l’aisselle, s’était désormais propagé à presque tout le torse. Je parvins tant bien que mal à me glisser dans le siège droit de l’automobile et C. prit le volant, alors qu’une grosse neige lourde couvrait déjà tout et continuait de tourbillonner autour de nous.

Nous connaissions tous deux le trajet et espérions que, après les quelques kilomètres de routes secondaires, l’arrivée sur l’autoroute nous permettrait de retrouver des conditions plus passables. Je disais à C. de se dépêcher, j’avais peur, je paniquais, j’étais traversé de vagues violentes de douleur et de nausée. Elle fit ce qu’elle put, mais nous rendîmes bientôt compte que l’état de la chaussée n’était pas meilleur sur l’autoroute et qu’elle ne pouvait pas aller bien vite. Nous nous dîmes surement, à un moment ou à un autre, que cette idée de nous rendre à l’hôpital nous-mêmes était décidément une erreur, mais il était déjà trop tard et nous savions que nous perdrions sans doute encore autant de temps à essayer de trouver une ambulance dans ces conditions. (C’était aussi bien avant que les téléphones portables deviennent des appareils si répandus et nous n’avions rien dans la voiture qui nous permette de communiquer avec qui que ce soit.)

C. finit par trouver une vitesse de croisière, selon moi encore bien insuffisante, mais sans doute déjà suffisamment dangereuse dans de telles conditions. Au fil des minutes, nous fûmes dépassés par deux ou trois gros poids lourds dont les chauffeurs avaient de toute évidence déjà vu bien pire, mais à part cela, l’autoroute était déserte, il faisait nuit noire, le seul éclairage était celui de nos phares, réfléchi de façon aveuglante par les gros flocons de neige. C. me demanda de continuer de lui parler, de lui dire que je tenais bon. Je faisais de mon mieux, mais me laissais régulièrement emporter par la panique suscitée par le retour d’une nouvelle vague. C. ne pouvait même pas me tenir la main : il fallait évidemment qu’elle garde ses deux mains fermes sur le volant et ses yeux braqués sur la chaussée, sur les quelques marques susceptibles de nous guider et de nous éviter de perdre le contact avec la chaussée et de partir nous échouer quelque part dans un fossé empli de neige, loin de tout, sans moyen d’appeler à l’aide, au beau milieu de nulle part.

Pendant tout ce trajet, mes pensées continuèrent de virevolter de façon incontrôlée, je continuai d’imaginer le pire et, par une de ces associations dont les cervelles dérangées ont le secret, je me mis à entendre dans ma tête tourner en boucle cette réplique de Vanity dans l’inédit princier « Vibrator » : « Oh no… Please don’t die on me now! »

C’était du plus grand ridicule et pourtant je n’arrivais pas à m’en défaire, la réplique et la musique étaient l’une des seules choses auxquelles mes pensées arrivaient à s’accrocher, sans doute parce qu’elles étaient suffisamment autres, suffisamment créées et suffisamment intangibles pour que mon intellect sache quoi en faire, même si ce n’était qu’une répétition des plus rudimentaires — au lieu de tenter en vain de comprendre ces sensations qui me traversaient le corps et auxquelles je n’aurais jamais, par moi-même, moyen de trouver explication.

Nous finîmes par arriver à l’hôpital à deux ou trois heures de matin, au bout de près d’une heure de trajet, et bien entendu alors même que je commençai à sentir les premiers signes que les symptômes allaient bientôt commencer à s’estomper.

Comme c’était notre première fois et que la crainte principale est malgré tout, à ce stade, un problème cardiaque, nous n’eûmes sans doute pas à attendre bien longtemps aux urgences. (Je ne m’en souviens pas.) L’examen du généraliste qui était de garde lui permit de nous rassurer bien vite en indiquant que mon cœur ne semblait pas être malade. La conversation qui suivit nous ramena alors au diagnostic initial du docteur D., à cette histoire de pleurésie ou d’infection pulmonaire. Le médecin de garde nous expliqua que, parfois, certaines infections étaient bien réelles, mais difficiles à détecter d’une simple prise de sang, et qu’il fallait donc qu’il procède aussi à une ponction de sang dans une artère au fond du poignet, ce qui s’avéra être nettement plus douloureux qu’une simple piqûre. À notre grande surprise, il nous revint (sans doute après une assez longue attente) avec les résultats de l’analyse en disant qu’elle confirmait que j’avais bien une pneumonie. Il me prescrit alors une dose encore plus élevée d’antibiotiques et une autre dose d’anti-inflammatoires, tout en me conseillant de prendre des journées de maladie et de… « boire beaucoup ».

Avec le recul, il est facile de voir l’idiotie de ce diagnostic et de cette prescription. C’était en fait exactement ce qu’il ne fallait pas faire, après les symptômes violents que j’avais ressentis pendant la nuit et qui m’avaient justement amené aux urgences avec l’idée que j’étais en train de souffrir d’une crise cardiaque. Si j’avais eu une infection pulmonaire, même mystérieuse ou inhabituelle, elle n’aurait sans doute jamais causé de tels symptômes. Mais je vois bien maintenant le concours de circonstances — notre propre naïveté, le caractère souvent flou des résultats des analyses de laboratoire, l’incompétence relative des médecins de cette région, le réflexe habituel de la médecine moderne conventionnelle consistant à prescrire quelque chose pour rassurer, même si c’est n’importe quoi, même s’il s’agit de médicaments qui sont loin de ne pas avoir d’effets secondaires dangereux pour certaines personnes — qui contribua à précipiter ma chute dans ce piège qui était en train de se refermer sur moi.

Bien entendu, à la sortie de l’hôpital, alors que le jour se levait, nous nous sentîmes rassurés. Ce n’était qu’une infection pulmonaire un peu bizarre, les antibiotiques plus puissants allaient cette fois-ci être efficaces, ce n’était pas plus mal que je prenne quelques jours de maladie, j’avais un patron compréhensif et cela ne poserait sûrement pas de problème. La neige avait cessé et le trajet du retour fut évidemment considérablement plus détendu. Peut-être que C. mit un peu de musique — ou plutôt, fort probablement, nous fit écouter les émissions d’actualité du matin à la radio, ce que nous ne faisions normalement jamais, mais qui eut pour effet de nous ramener un peu plus rapidement encore à la normale.

Ce n’était malheureusement que la première grande crise, le premier grand traumatisme.

Catégorie : Chronologie.

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