J+422

J’aimerais pouvoir dire que je sais comment prendre du recul, mais ce serait un gros mensonge. La vérité est que tout me blesse, tout m’écarte de ce que je crois vouloir atteindre. Un rien suffit à me déstabiliser. Je suis comme un mobile sur coussin d’air, toujours en mouvement, toujours à la dérive, ballotté de tous côtés, à la merci du moindre coup, de la moindre résistance.

Je devrais apprendre à me contenter de cette constance, de cette stabilité de l’instable, mais c’est impossible, cela ne me décrit pas. Il ne faut pas confondre équilibre instable et instabilité chronique, belle fragilité et banale fragmentation, paix relative et calme entre deux tempêtes.

Je suis, comme tout être humain, en quête de vraie sérénité et je n’arrive au mieux qu’à m’en approcher parfois — pour mieux être emporté à nouveau par le moindre coup de vent, repartir dans cette oscillation entre torpeur et angoisse qui ne connaît aucun ralentissement, aucun répit.

Je suis donc parfois tenté — ou forcé — de prendre des mesures, de renouveler l’effort pour quitter le tumulte du monde intérieur, recommencer à tenter de vivre et non pas survivre, non pas simplement subvenir à des besoins plus ou moins factices.

Car il est des choses auxquelles je ne parviendrai sans doute jamais à m’habituer — au premier rang desquelles… le bruit des autres. Le bruit de ceux qui se moquent de ce que je peux ressentir, qui s’autorisent à m’imposer leurs sales vibrations de machines biologiques, augmentées de tous les appareils, de toute la mécanique et l’électronique dans lesquelles il leur faut sans cesse les éjaculer, sans égard pour les victimes de leurs pollutions sonores et chimiques.

Je vais donc pour la n-ième fois fuir, pour la n-ième fois m’endetter et prendre à nouveau du retard, me laisser à nouveau gifler par le destin, en traitant Dieu d’enculé et en imaginant la rafale de coups de poing que je ne pourrai jamais infliger, qu’il serait illégal de ma part — pour le coup — de chercher à évacuer.

Je pourrais chercher à résister, contre-attaquer selon les règles — mais ces règles sont ainsi faites que le combat est perdu d’avance, alors je n’aurais d’autre choix, si je voulais rester, que de m’endurcir, de développer la carapace nécessaire pour arriver à planer au-dessus, à flotter à la surface. Je me connais assez pour savoir que cela n’arrivera jamais, que je ne peux qu’espérer au mieux arriver à continuer de nager entre deux eaux, en essayant de profiter des courants et en résistant du mieux possible à ceux qui voudraient m’entraîner par le fond.

Or pour cela il faut que j’arrive à maintenir une certaine distance. Pour ne pas être sans cesse bousculé, écarté, dérouté, j’ai pour seul recours la création d’un fossé, aussi profond et aussi large que mes moyens me le permettent, et la protection de ce fossé contre les nouvelles intrusions qui ne manqueront pas de se manifester, tôt ou tard.

S’agit-il d’une maladie ? Est-ce qu’il vaudrait mieux essayer de m’en guérir ? Je me connais assez et j’ai assez expérimenté pour savoir que c’est impossible, dans l’état actuel des connaissances scientifiques. Je vis avec depuis assez longtemps pour savoir que cela fait partie de moi, que j’y suis condamné et je ne peux qu’espérer, au mieux, que cela reste gérable.

Cela ne va pas me tuer à mon insu, comme un cancer pourrait le faire. Mais la folie reste une possibilité et je n’y tiens pas particulièrement. J’ai lu et compris assez de textes d’Artaud pour ne pas avoir envie de goûter aux joies de l’asile, quel qu’en soit le lieu, quelle qu’en soit l’époque.

Le paradoxe est que la menace de la folie est distrayante, qu’elle occupe l’esprit au point que les douleurs plus physiques, les symptômes bien réels ne peuvent que rester, la plupart du temps, en arrière-plan et qu’il ne fait que peu de doute que cela contribue à réduire leur intensité et même leur fréquence.

Le paradoxe est que, depuis le point de départ de cette nouvelle fuite inévitable, je me sens mieux, alors même que c’est pendant la même période qu’on a découvert ce qui pourrait fort bien finir par m’emporter.

Le paradoxe est que, après des années de symptômes sans cause, j’ai maintenant une cause sans symptômes et, en même temps, un combat sans intérêt à mener qui me fait perdre du temps (beaucoup de temps) alors même que je n’en ai peut-être tout d’un coup beaucoup moins — sans parler de l’argent que cela va me coûter.

J’ai la chance d’avoir des revenus conséquents, mais je sais aussi que, à terme, rien n’est garanti, que le filet de sécurité a de gros trous et qu’il ne tient à pas grand-chose que…

Je suis d’une génération précaire. Mon travail est précaire. Ma santé est précaire. Ma situation financière est précaire. Ma santé mentale est précaire. L’avenir de la démocratie dans mon pays et ailleurs est précaire. L’économie de la planète est dans une situation précaire. L’avenir de la planète est précaire. La sécurité des structures technologiques sur lesquelles je m’appuie est précaire. La sécurité de ma personne est précaire. Le calme que je parviens à établir autour de moi pour pouvoir vivre est, comme on vient de le voir, plus que précaire.

Je ne prétends pas, bien entendu, que les choses étaient globalement plus sûres, moins chargées de menaces à d’autres époques. Je prétends simplement que nous vivons désormais assez longtemps, en moyenne, et avec assez peu d’aveuglement pour pouvoir ressentir cette précarité dans toute son intensité.

Je suis trop mal fichu pour pouvoir croire que j’aurai pu survivre bien longtemps à une autre époque que la nôtre. J’aurais été un être trop sensible, trop fragile, trop vulnérable pour pouvoir survivre à toutes les maladies, à toutes les pressions, à toutes les injustices et absurdités qui ont marqué notre histoire. Je n’aurais donc jamais pu être d’une autre génération que celle dont je fais partie. Mais cela ne signifie pas qu’il soit certain que je ne suis pas un être trop sensible, trop fragile, trop vulnérable pouvoir survivre dans celle-ci.

J’ignore quel sera le scénario de ma disparition. Je ne sais pas si je disparaîtrai seul sans un bruit ou si toute une génération, tout un monde disparaîtront en même temps que moi. Mais je sais que cette disparition est une menace permanente et immédiate, que je ne peux que supporter, épouser, haïr, analyser, décrire, penser, maudire.

Catégorie : Chronologie.

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