J+1130 (à un ou deux jours près)

On se fait prendre par surprise et, du coup, on néglige de noter la date exacte. C’est un appel téléphonique, au beau milieu du désert de la communication avec un système qui ne fait pas beaucoup d’efforts pour éviter la dépersonnalisation.

L’écran du téléphone indique « IWK » et je décroche en pensant qu’il s’agit d’une cliente (qui travaille elle aussi pour le centre en question). Mais non, c’est lui. Les communications sont si peu fréquentes que j’ai oublié qu’il travaillait aussi pour le centre.

Pendant quelques instants, j’ose penser qu’il s’agit simplement de faire le bilan, de répéter plus ou moins les mêmes choses. Mais non, cette fois, c’est différent. La situation a changé. Contrairement à ce qu’affirme le radiologue, pour qui il n’y a pas eu d’évolution notable depuis la dernière fois, selon lui, ça y est, on a franchi un pas — pas tant par rapport à la dernière fois que par rapport à la toute première fois, il y a trois ans. Si l’on compare, selon lui, l’évolution est lente, mais nette et pas dans le bon sens.

Je demande à voir de mes propres yeux, avec les siens, mais je sais déjà, dans mon for intérieur, que le seuil est atteint et que la décision n’est plus vraiment de mon ressort. (Elle l’est toujours, bien entendu, mais je ne suis pas assez naïf pour prétendre être mieux placé qu’un spécialiste pour savoir ce qu’il faut faire ou ne pas faire maintenant.)

Je demande donc un rendez-vous et je l’obtiens peu de temps après. Le rendez-vous, quatre semaines plus tard, ne fait que confirmer l’inévitable. Je me surprends, dans notre entretien, à ne pas ressentir la moindre anxiété, alors que, lors de rendez-vous antérieurs, pourtant beaucoup plus ambigus, j’ai frôlé la crise. Je sais que je ne sais rien et que c’est lui qui sait. Que dire de plus ?

Il ne prétend pas avoir de certitudes. Mais il en sait suffisamment pour savoir qu’il faut y aller, que, étant donné les circonstances (mon âge, ma santé, etc.), les risques sont assez faciles à calculer.

Le reste est logistique.

C’est seulement le lendemain que l’ampleur de la chose me saisit aux tempes, dans la barre derrière les glandes lacrymales où l’affectif et l’intellect s’entre-déchirent de façon perceptible, dans une confusion statique qui débouchera soit sur l’effondrement soit… sur un bâillement d’apparence anodine signalant la victoire (provisoire) de la raison.

Les choses sont compliquées du fait que j’ai quelqu’un à qui parler, à qui me confier, avec qui je me dois de donner forme à l’informe, d’expliquer l’inexplicable. Alors, entre ce que je dis que je pense et ce que je pense que je devrais dire, je ne sais plus ce que je pense vraiment. Mais je ressens clairement pour la première fois depuis longtemps un risque de perte de contrôle à grande échelle, au-delà de la crise temporaire.

Seulement voilà, j’ai encore suffisamment confiance dans le système pour le croire quand il dit que c’est quelque chose de relativement routinier, de relativement peu dangereux. Je ne vais pas m’attendre au pire — en dehors des précautions pratiques au cas où. Je suis prudent au lieu d’avoir peur. Statistiquement parlant, tout devrait bien se passer, et j’ai statistiquement raison de me le dire et de m’en convaincre.

Du coup, la première vague d’angoisse passe. Il y en aura d’autres, mais elles seront assez vite mêlées d’un sentiment de dégoût pour ma propension à l’apitoiement. Une partie de moi ne veut que parler de cela avec tous ceux qui me sont plus ou moins proches. Mais je ne suis pas du genre à imposer le sujet de la conversation. Si elle n’y mène pas de façon plus ou moins naturelle (c’est-à-dire avec des encouragements uniquement subtils de ma part), rien ne se dit. Si la conversation sur d’autres sujets se prolonge, je finis par ressentir un certain détachement, parce que, évidemment, il n’y a que cela qui est vraiment important pour moi maintenant et qui le restera jusqu’au jour fatidique. Et ce détachement lui-même me dégoûte, me déprime, m’oblige à m’effacer.

En même temps, je ne peux pas m’empêcher de ressentir de l’affection pour ceux qui ont « entendu dire » et qui abordent spontanément le sujet avec moi, en essayant de me rassurer ou de me consoler. Je suis bien entendu congénitalement incapable d’exprimer cette affection, mais elle me redonne malgré tout quelques forces. Le fait de pouvoir revoir ces gens après et leur manifester une certaine reconnaissance, de façon même très indirecte, ne serait-ce qu’en les informant de ce qui se sera passé, pourrait être une certaine source de satisfaction et me donner à mon tour des raisons valables de m’intéresser à leur sort.

Tout cela est pour le moment très passager, ceci dit, et n’a pas de gros impact sur la façon dont je vis la situation au quotidien.

Mon état de santé globalement meilleur et mes activités sportives me permettent d’absorber de plus grandes quantités d’alcool sans répercussions notables. Mais est-ce vraiment un refuge ? L’alcool n’efface pas le dégoût de soi, au contraire. Le reste de la machine tourne plutôt rond — et alors ? Ce n’est que quand ma cervelle sera allégée de sa balle de golf qu’on saura vraiment à quoi s’en tenir.

Accessoirement, on m’explique aussi que, dans le domaine, rien n’est définitif. On ne pourra jamais tout enlever et il faudra donc continuer la surveillance jusqu’à la fin de mes jours. Si cette fin s’avère être encore lointaine, il faudra peut-être que je songe à investir dans la fabrication d’appareils d’IRM moins bruyants. Cela pourrait rapporter un peu d’argent — si du moins il y a encore quelqu’un dans cette société à part moi qui se soucie de la réduction des agressions sonores que la majorité semble subir sans broncher (quand elle n’en est pas à l’origine).

L’un des gros points négatifs est que c’est ici que mon rétablissement devra se dérouler, dans ce lieu bruyant auquel je n’arrive pas à m’habituer. Nos nouveaux projets de fuite sont évidemment en suspens et dépendront de l’issue de l’opération. Si celle-ci pouvait accidentellement me rendre un peu plus sourd, je ne dirais pas non. Cette hypersensibilité au bruit commence à me fatiguer. Le monde ne va pas changer pour moi et le type de refuge dont j’ai vraiment besoin me restera à jamais inaccessible. Il faut que les compromis que j’arrive à faire intellectuellement se traduisent concrètement par une véritable désensibilisation relative. Vais-je y parvenir ?

Il y a un gros obstacle à franchir d’abord. Si tout se passe bien, il faudra alors s’y attaquer sérieusement. En attendant, cependant, la torture quotidienne continue.

Catégorie : Chronologie.

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