J-5946

Je ne saurai jamais quand cela a vraiment commencé et personne d’autre ne voudra jamais le savoir. Mais si je devais marquer dans le calendrier un jour particulier où, selon mon souvenir, les choses commencèrent à se déglinguer, ce serait sans doute celui-là. Alors, autant commencer par lui.

Nous avions l’habitude, tous les lundis soirs, après le travail, de nous rendre à un club de badminton où nous jouions pendant deux heures environ. Comme nous n’étions pas du genre à aimer jouer le ventre plein, nous ne mangions notre repas du soir qu’à notre retour, vers 20 h 45. Il s’agissait toujours d’un repas rapide et léger, à cette heure déjà tardive, puisqu’il fallait pouvoir se coucher à une heure raisonnable pour pouvoir retourner au travail dans une forme correcte le lendemain matin.

Ce soir-là, le repas consista en une soupe lyophilisée, accompagnée d’un verre de vin rouge. Je ne me sentais pas particulièrement mal après l’exercice physique intense, mais, dès les premières gorgées de soupe et de vin, je sentis que quelque chose n’allait pas. Je n’avais tout simplement aucune envie de manger. L’idée d’avaler quelque chose était soudain source de dégoût.

C’était très inhabituel pour moi, mais je ne me forçai pas et passai à la correction d’une pile de copies à rendre à mes élèves le lendemain. En dépit de son caractère exceptionnel, ce malaise n’éveilla pas mes soupçons et je n’y repensai plus jusqu’à 22 h 30, heure du coucher. À peine allongé, je sentis mon ventre se mettre à gargouiller de façon gaiement sonore, sur fond de douleur sourde, mais régulière. Là encore, cela ne m’inquiéta pas outre mesure, vu que j’avais depuis longtemps déjà l’habitude de subir les aléas du fonctionnement toujours approximatif de mon système digestif estampillé « irritable » par les médecins depuis mon adolescence et que j’étais, en l’occurrence, quasiment à jeun, ce qui n’avait jamais été une situation particulièrement confortable pour moi (même si elle pouvait parfois avoir un côté euphorisant, dont j’avais quelque peu abusé lors de mes années d’études universitaires, mais dont je ne goûtais plus l’ivresse depuis cette époque, en raison de son caractère très aléatoire et de ses effets secondaires non négligeables).

Ce n’était donc pas la première fois que j’éprouvais des embarras gastriques au moment de m’endormir. Mais ce fut la première fois que ces embarras supprimèrent toute capacité en moi de me laisser entraîner par le sommeil : au mal proprement dit s’ajoutait en effet une espèce d’état nauséeux, avec des velléités (encore très lointaines) de vomissement, ainsi qu’une mobilisation inhabituelle de mes ressources inventives afin de trouver une position enfin assez peu inconfortable pour que je ne me mette pas immédiatement à songer à en prendre une autre.

Si on tient compte par ailleurs de la gêne, habituelle à ce moment de la soirée, provoquée par les problèmes de voisinage que nous subissions à l’époque, on a à peu près une idée de l’état dans lequel je pataugeai pendant plusieurs heures sans trouver la moindre minute de sommeil. Au bout de ces quelques heures, cet état se mit à évoluer, et malheureusement pas dans un sens très encourageant : l’envie de vomir se fit plus nette, et surtout une soif intense (au bout du temps que je mis à l’identifier) se manifesta, m’obligeant à me lever toutes les demi-heures environ pour boire un verre d’eau dans la salle de bain et venir me recoucher en croyant naïvement que cette eau allait très bientôt me laver du problème.

Le plus affreux dans tout cela fut cependant que, avec toutes ces perturbations physiologiques dont mon corps était habité, mon esprit se consacrait exclusivement, pendant tout ce temps-là, à formuler et reformuler de toutes les façons possibles quelques idées sur La Chartreuse de Parme, que j’enseignais à l’époque à mes élèves de seconde, et en particulier sur le comportement de Fabrice à Waterloo. J’avais beau tenter de me convaincre qu’il fallait, pour que je puisse m’endormir, que j’essaie de penser à autre chose (et surtout à rien), mon esprit revenait sans cesse à ce sujet et à cette recherche absurde de la meilleure formulation possible d’idées que j’aurais bien entendu dès le lendemain complètement oubliées. Et c’est de toute évidence cette recherche qui donna à l’ensemble de l’épisode son caractère véritablement cauchemardesque.

Toutefois, avec l’arrivée de la dimension absurde, quoique la notion du temps m’échappât presque complètement durant toute cette période, je sentis qu’on approchait d’une façon ou d’une autre du dénouement. La façon dont mon démiurge personnel choisit de me faire sortir du cauchemar fut la suivante : à 4 h 30 environ, je sentis pour la première fois l’envie de vomir dans toute sa netteté. Il va sans dire que je me précipitai cette fois à la salle de bain (tout en craignant que ce fût malheureusement une fois de plus en vain). Ma précipitation ne fut pas inutile, puisque, après un dernier sursaut d’hésitation, le peu de liquide âcre et nauséabond qui me restait encore au fond de l’estomac se décida enfin à sortir, de la façon la plus brutale qui soit (et là, je crois bien que, pour une fois, ce fut moi qui dérangeai nos voisins !), en deux ou trois vomissements successifs et extrêmement violents (les plus violents que j’aie jamais connus, même lors de mes quelques crises comparables d’origine alcoolique), qui me firent involontairement pousser de hauts cris qui réveillèrent C., laquelle, venant me soutenir, fut obligée de constater que j’étais dans un état à peu près semblable au sien lors de sa propre récente réaction allergique, à savoir que mes vomissements étaient accompagnés d’une pâleur extrême, d’une moiteur de tout le corps et d’un flageolement des jambes tout à fait incontrôlable.

La différence entre sa crise et la mienne fut que, une fois les vomissements sagement effectués, mis à part quelques tremblements, surtout de froid, je me sentis tout d’un coup tout à fait bien, et je m’endormis bien rapidement, blotti au chaud dans notre lit, pour… un peu plus d’une heure de sommeil on ne peut plus mérité.

Plus dure fut la journée qui suivit, durant laquelle je fis, contrairement à mon habitude, cours en restant assis à mon bureau (à la surprise muette de mes élèves, qui sentaient tout de même, je pense, que quelque chose ne tournait pas tout à fait rond), je réglai quelques problèmes techniques avec des collègues, je rejoignis C. pour une séance de photos d’identité, je dégustai précautionneusement un petit sandwich avec un grand verre d’eau, je somnolai pendant une heure en salle des professeurs, je trouvai tout de même un peu de temps pour me plaindre à une de mes collègues les plus compréhensives (qui se plaignait elle-même du capharnaüm de la salle), je donnai encore un cours à moitié debout et en tremblant à la classe de seconde si naturellement encline à la pitié envers moi, à qui je rendis les copies corrigées la veille, j’assistai — et je participai même ! — à une réunion avec notre inspecteur, qui ne se priva pas, ainsi que je l’attendais, de me signaler qu’il passerait bientôt « me voir », et j’accomplis enfin mon devoir de professeur en recevant environ vingt-cinq parents d’élèves pour leur répéter à tous (sauf exception) que leur enfant ne prenait pas la tâche assez au sérieux, etc. — et même pour me faire proprement engueuler par une mère, considérant tout à fait sincèrement qu’il n’était « pas possible » que son fils S. eût « des notes pareilles ». (Je passe sur les façons plus ou moins délicates de m’insulter plus ou moins directement dont elle ne se priva pas de jouer. C’était ce genre d’établissement, avec ce genre de clientèle.)

La nuit qui suivit fut sans doute une des plus agréables que j’eusse jamais passées dans cet appartement, la quantité de sommeil que j’avais en retard suffisant à donner à celui qui venait assez de profondeur et d’intensité pour résister à dix immeubles de voisins bruyants.

Pourquoi relater cet épisode si lointain aujourd’hui ? Parce qu’il s’agit de la première expérience vraiment traumatisante dont je me souvienne en ce qui concerne mon état de santé et le fonctionnement de mes propres organes. Avec ce côlon dit « irritable », j’avais connu des épisodes de douleur intense auparavant, mais aucun d’entre eux n’avait jamais suscité en moi cette impression d’absence totale de contrôle et, en même temps, à mon grand désarroi, d’absence totale d’explication rationnelle satisfaisante.

Bien entendu, au-delà des séquelles du lendemain, l’épisode n’eut apparemment pas d’effet durable et ne fit donc jamais l’objet de la moindre investigation. Et il est plus que probable qu’il n’a rien à voir avec ce qui a pu arriver par la suite et qui m’a conduit au point où je me trouve aujourd’hui. Il n’en reste pas moins qu’il m’a marqué et que je me le rappelle régulièrement, lorsque je rencontre à nouveau cette même impression d’absence de contrôle et d’explication, à l’occasion d’épisodes différents, mais tout aussi incontrôlés et inexpliqués.

Je le prends donc comme point de départ et j’y reviendrai peut-être, si d’aventure j’arrive à établir des liens ou du moins à lui trouver des points communs avec d’autres choses, d’autres effets sans cause. (Je ne peux bien évidemment entièrement rejeter l’hypothèse d’un empoisonnement alimentaire, mais elle me paraît très peu probable, au vu des circonstances et de la nature du peu que j’avais pu avaler au cours des heures ayant précédé la crise.)

Cette volonté de donner un point de départ me paraît légitime, ne serait-ce qu’en guise d’introduction aux mécanismes somatiques ou psychiques qui ont débouché sur la situation actuelle. Il ne s’agit peut-être de rien d’autre qu’une mythification de l’ordinaire (du très ordinaire), mais, sans passé, mon histoire n’a pas d’avenir et, sans histoire, mon avenir n’a pas de sens.

Catégorie : Chronologie.

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