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Rien que de très normal, jusqu’au jour où plus rien n’est normal.

Non pas parce que quelque chose aurait basculé, mais parce que le sens des choses a changé. Ce n’est qu’un changement subtil. D’ailleurs, l’Interprète lui-même nie qu’il y ait la moindre variation, la moindre nuance. On peut choisir de le croire, de croire que ce n’est pas seulement ce qu’il croit, mais vraiment ce qu’il a dit, ce qu’il a pensé, ce qui est.

On peut aussi choisir de penser que ce qu’il croit avoir dit est faux, qu’il est faux de croire qu’il a dit, que ce qu’il dit qu’il croit est faux, qu’il ne croit qu’il est faux de dire que parce qu’il est dit qu’il est faux de croire, qu’il est faux de penser que ce qu’il dit est ce qui est, que ce qu’il dit n’est que ce qui est dit, que ce qu’il pense n’est que ce qu’il pense et que ce qu’on pense n’a plus aucun sens, parce que ce qui est sera et que tout n’est en réalité qu’une question de fiction plus ou moins durable.

Chaque jour qui passe sans douleur est, objectivement, un jour de gagné et, subjectivement, un jour de plus à attendre que la douleur se fasse prendre, qu’elle cesse de roder dans le sous-conscient parce que quelque chose l’attire sourdement vers le bain des sens, dans la frange des égarements visibles, audibles, tangibles, reniflables, dégustables.

Mais la douleur de l’intérieur est-elle seulement perçue ? Comment ce sixième sens de perception de la douleur intérieure s’appelle-t-il ? Est-il normal qu’il n’ait pas de nom ? Un tel nom servirait à tout le moins à tenir la douleur à distance de la conscience, comme les autres perceptions. Peut-être qu’elle serait alors plus supportable, plus facile à cerner, que ses apparitions et ses disparitions seraient moins mystérieuses, moins inquiétantes et plus… naturelles.

Il y aurait toujours la question cruciale du seuil — mais au moins celui-ci serait, à défaut d’être prévisible, désignable. Je ne veux pas vraiment savoir quand il sera franchi, ni comment, mais sous quel nom — comment s’appellera ce moment où la décision sera prise pour moi, où la biologie prendra le pas, me fera faire un grand écart qui est au-delà de mes articulations, un saut au-delà de mes peurs.

Si j’ai de la chance (ha ha), ce sera rapide et évident, et le nom s’imposera de lui-même. Si j’en ai moins, ce sera dilué, confus, tordu comme tout le reste et ne sera marqué dans le calendrier que longtemps après.

Il m’est donc dit que j’ai à choisir entre attendre ou non, mais sans qu’on sache vraiment ce qu’il faut attendre, si même il y a quelque chose à attendre ou non et si cette chose portera même un jour un nom. Si elle ne s’appelle que douleur comme toutes les autres, si cette douleur reste sans nom et sans définition, il n’est pas étonnant que l’Interprète puisse nier qu’il ait jamais voulu dire qu’il en savait plus. C’est même sans doute, quand on y pense, un flou qui l’arrange bien, sur ce continent où l’on est, paraît-il, si prompt à engager des poursuites.

Il ne me demande pas de le suivre, car il ne sait pas où l’on va. Mais il me prévient que les choix que je fais aujourd’hui risquent bien entendu d’avoir des conséquences. Il est hors de question de ne rien faire. Mais il est question de se contenter d’observer ou bien de tenter de devancer les intentions de la chose — si tant est qu’elle en a. Si je choisis la surveillance et que quelque chose nous échappe ou même se déclenche tout simplement, il risque d’être déjà trop tard. Si je choisis l’intervention, elle risque — par ordre décroissant de gravité — de me tuer, de me transformer en légume, de me faire attraper une infection nosocomiale (qui pourrait elle aussi, vu le site, me transformer en légume), de me laisser des séquelles ou de me rendre invalide pendant une période plus longue que prévu. Au mieux, si tout se passe bien, elle me mettra hors d’état de nuire pendant quatre à six semaines.

Il est aussi possible que la chose soit bénigne et n’ait jamais d’autre conséquence que sa simple présence (et celles des IRM à répétition). Il est donc aussi possible que le choix de ne rien faire, de se limiter à la surveillance soit le plus judicieux.

Comment prendre une telle décision ? Pour le moment, je ne sais pas. Il n’y a pas d’urgence, alors je temporise. Je fais l’amour, je bouffe, je bois, je nage, je déroule. Je travaille, je me repose, je lis, j’écris, je consomme, je produis, je regarde, je me laisse regarder, je lèche, je me laisse lécher, je m’enfonce, je me fais aspirer, j’explose, je me recompose, je me détruis, je me reconstruis, je m’induis, je me déduis, je suis, je me fuis.

La procrastination est bien entendu elle aussi un choix, une décision, prise à petit feu, à petite dose, pour éviter qu’elle ne pèse. Elle ne peut donc pas me satisfaire. Elle est un aveu d’échec de la volonté et de tout ce que le monde voudrait que je sache vouloir pour lui. Elle est un aveu d’échec moral et technique de la société dans laquelle cette image qu’on a désormais de moi a un sens. Elle est un aveu de mon échec de patient et de l’échec du système qui pourrait, qui voudrait me traiter, mais qui ne peut pas prendre la décision pour moi.

Les scénarios possibles sont les suivants.

1) Je ne prends pas de décision, la situation ne change pas et je meurs d’une autre mort, des suites d’une autre maladie ou d’un accident.

2) Je ne prends pas de décision, la situation change, la douleur apparaît, se trouve un nom, se fait diagnostiquer plus ou moins précisément, on me charcute et, selon le cas, je meurs, je végis, je revis, je vis, je reviens, je m’énerve, je m’assagis, tout va bien, tout va mal, tout est confus, la situation devient sordide, épique, laide, paisible, étrange, parmi mille autres possibilités. La chose s’avère être bénigne ou maligne et son extraction parfaitement pertinente, temporairement utile ou trop tardive (ou quelque chose entre ces bornes).

3) Je prends une décision avant que la situation change, on me charcute et, selon le cas, je meurs, je végis, je revis, etc. La chose s’avère être bénigne ou maligne et donc valider ou invalider mon choix (quoique la bénignité puisse elle aussi être relative et exiger malgré tout une intervention ; voir alors scénario n˚ 2).

Au point où j’en suis, tout est comme toujours une question de temps, mais à l’échelle de toute une vie. C’est ce qui rend le choix si pesant. S’il s’agissait de ne gagner ou de ne perdre que quelques mois ou même quelques années, ce serait sans doute plus facile. Mais ce sont a priori encore des décennies entières qui sont en jeu.

Vous voyez le problème ?

Catégorie : Chronologie.

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